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Cet arrêt va marquer un tournant dans mon
esprit. Alors que je courais en dilettante, j'entends les
commentaires ravageur de Papy Turoom et notamment l'annonce
des classements à mi-course. Je savais même pas
qu'il y avait un classement ! Il commence par les dames,
en partant de V3, et en toute logique finit par les seniors,
dont je fais partie. Je commence à me dire que je n'ai
pas vu beaucoup de gars de mon âge devant moi... Et
j'entends finalement que je suis troisième. C'est pas
que je sois fondu de compétition ni de médailles,
ni de coupes, et je n'aime pas trop l'idée de battre
quelqu'un à part moi-même... mais je sens l'instinct
du chasseur naître en moi. Malgré tout, une seule
chose change fondamentalement dans ma façon d'appréhender
la course : je finirai les 12 heures, même si je
dois terminer en rampant !
Je ne le sais pas encore à ce moment-là,
mais de toute façon c'est le commencement de la fin...
24e tour en 22'45'' étirements compris, 25e en 18'07'',
26e en 19'06''... la baisse de forme est arrivée insensiblement,
sans vraiment que je m'en rende compte, ni que je puisse rien
y faire. C'est comme ça. Depuis le 16e ou 17e tour
environ, j'observe ainsi une légère dérive
cardiaque sur mon cardiofréquencemètre qui indique
des pulsations à 165 de moyenne. J'en tiens compte
en ralentissant, en allongeant à chaque tour le temps
de marche, jusqu'à ce que je me rende compte que les
douleurs ne me laisseront de toute façon plus tranquille.
Pluie glaciale et pause
massage
Dès le début de ce déclin,
je pense à plusieurs choses. D'abord à Jamel
Balhi, qui situe la difficulté de l'ultra entre le
60e et le 80e kilomètre, en la considérant plus
psychologique que physique. Bon, je ne suis pas Jamel Balhi,
cette pensée ne m'est pas d'une grande aide... Je pense
aussi à un phénomène intéressant
que j'ai lu dans plusieurs compte rendus d'ultras : le
retour de forme. Pour moi et mon expérience de marathonien,
le mur, c'est la fin de tout. Pfiou ! Plus rien, plus
de jus. Or, ces dernières semaines j'ai été
frappé de lire plusieurs expériences de coureurs
qui selon toute apparence avaient passé ce cap douloureux.
Donc, je mélange un peu tout ça, je secoue bien,
et je me dis finalement qu'en mangeant bien, ça devrait
passer après le 80e... Avec bien sûr une fin
au sprint.
Manque de pot, je ne me sens pas spécialement
fatigué... J'ai surtout des courbatures, le tendon
d'Achille gauche tendu au maximum, le grand adducteur droit
qui hurle à l'aide et les coups de pied en feu. On
se rassure comme on peut : aucune de mes douleurs "habituelles"
- à la hanche ou aux genoux - ne se fait remarquer.
Avant d'avoir définitivement des mauvaises nouvelles
à lui annoncer, j'appelle ma moitié. Elle n'a
pu venir mais je m'efforce de la rassurer. De son côté,
elle me prodigue son attention pour ces quelques fugitives
minutes. Je prends ça comme une sorte de massage psychologique
bienvenu à ce moment de la course. Et je repars...
sans le téléphone !
Après deux tours de pluie battante, froide
et soudaine, je décide de faire une pause massage vers
12h30. C'est la fin de mon 27e tour, je passe l'arche du départ
et m'oriente vers la pelouse sur la droite, le long de l'Yvette.
Qui c'est qui masse ? Je regarde les gens qui sont là,
tente de croiser un regard, quelqu'un qui comprendrait sans
que j'aie besoin de m'égosiller... Un gentil monsieur
me fait un grand sourire :
"Un massage ?" Ah oui ! Oula, ça
se voit tant que ça... Hop, me voilà sur la
planche, la tête confortablement calée pour dix
minutes de bonheur musculaire. En repartant, j'ai l'impression
que je vais pouvoir partir comme un cabris. Deux pas plus
tard, je déchante et repars en clopinant.
L'état psychologique
idéal
Comme il faut bien s'adapter, je décide
de marcher désormais 4 minutes au début de chaque
tour ainsi que dans les quelques légères montées.
Je tiens trois tours à ce rythme. Vers la fin du 30e,
je croise mon masseur qui doit rentrer chez lui. Il est en
vélo, toujours tout sourire, et me demande si ça
va. Bien sûr je lui réponds : "Oui
oui, pas d'problème !" . Une façon
de le remercier, en somme. Mais j'ai de plus en plus de mal
à trottiner et je pense simultanément :
"NON !!! ça va PAS DU TOUT !!! mais
alors pas du tout !" Bon, j'en rajoute sûrement
un peu, c'est pas si terrible. Un peu plus loin, je double
un autre coureur à la dérive. Je lui souhaite
bon courage. L'échange de sourires est bref, mais réconfortant.
La galère, ça unit. Toujours dans le même
tour, je passe deux marcheurs à peine moins rapides
que moi mais bien plus frais : "Hé
mais il est bien régulier le numéro 6 !"
Je grommelle un truc et tente un sourire. Je sais que le prochain
tour se fera en marchant. Et peut-être aussi les suivants.
Au bout du tour, il me dépasseront et je ne les verrai
plus...
Au
ravitaillement suivant, je retrouve le dernier coureur doublé.
On s'étire en même temps, tout en se jaugeant,
mais pas à la manière de deux adversaires. Plutôt
pour se sentir un peu moins seuls. En somme, lui aussi est
complètement décalqué, et ça aide
un peu à repartir. Je suis en plus mauvais état
que lui puisque je ne peux plus que marcher. Je marche donc,
et du plus vite que je peux, en tirant sur les bras. Etirements
compris, je mettrai 32'47'' à boucler le 31e tour,
puis 26'37'' pour le suivant.
En marchant, je n'ai rien à faire, alors
je laisse mon esprit tenter de prendre le contrôle de
mes douleurs. J'essaie de trouver un état psychologique
idéal, me raconter une histoire, me transposer dans
un conte qui donnerait à ces 12 heures une dimension
plus motivante. Je me vois tour à tour indien Tarahumara
courant pendant des jours pour capturer un cheval sauvage
puis, plus prosaïquement, je m'imagine courant pour alerter
les secours d'un accident terrible. Oui, c'est con, mais à
ce moment là ça change les idées. En
tout cas, pendant ce temps, je suis toujours autour du bassin
de Bures à marchouiller comme un pingouin.
Au début du 32e tour, ma chère
maman vient souhaiter sa fête elle-même à
son fils indigne qui a choisi ce jour-là pour faire
ses bêtises. Comme je marche, elle fait quelques mètres
avec moi, et finalement le tour complet ! Si on m'avait
dit qu'un jour elle me suivrait sur une course, j'aurais pouffé
avec désinvolture. Je me serais peut-être même
étranglé. Nous bouclons le 33e tour en 27'07''.
Je ne m'arrête plus au ravitaillement. Mon père
me file la bouteille d'Isostar après la ligne et je
ne mange plus rien, ça passe plus.
Deux p'tites fleurs...
Il reste 1h30 avant le gong final, donc trois
tours. Je suis deuxième et je sais que la troisième
place de Senior est gagnée si je ne fais qu'un tour.
La fin de ma souffrance peut s'arrêter dans une petite
demi-heure... Je n'ai pas vraiment mal, puisque j'adopte la
position de marche qui ne tire ni sur le tendon d'Achille,
ni sur les coups de pied, ni sur le petit orteil gauche compressé
dans la chaussure... Je dois avoir une démarche bizarre.
On pourrait appeler ça, la démarche adaptative,
si on veut parler joliment. Sinon, on peut aussi dire que
c'est juste n'importe quoi.
Je fais seul le 34e tour puisque ma mère
doute un peu de ses capacités physiques et trouve que
je vais quand même un peu vite. Elle décide de
finir avec moi et m'encourage même à m'accrocher.
Ce n'est pas que j'en ai vraiment besoin, mais sait-on jamais.
En tout cas, c'est vachement agréable de voir qu'elle
comprend bien cet effort. A aucun moment elle ne me dit d'arrêter,
même si je grimace de temps à autre. Selon mes
calculs, boucler 35 tours devrait m'assurer la deuxième
place de Senior. J'ai identifié le troisième
actuel et il est encore loin. Quant au premier, le barbu au
short rouge, il y a bien longtemps qu'il m'a rattrapé,
doublé, redoublé, etc. Il doit m'avoir pris
plus de 5 tours depuis mon massage.
L'envie me prend un instant de m'arrêter
à la fin du 35e. Bah, un tour de plus, qu'est-ce que
c'est ? Et puis, je veux me rapprocher le plus possible
de la barre des 100 bornes. J'en suis à 92 km environ.
Encore un petit tour et je ne serai plus qu'à 5 ou
6 kilomètres du 100 en une seule et même étape.
Sans me chercher d'excuse, pas besoin d'ailleurs, ça
sera pas mal du tout vue ma préparation actuelle, conçue
pour m'emmener mi-juin au marathon du Mont Saint-Michel. J'ai
quasiment 40' pour finir le 36e tour. Je les prends et je
boucle mes 12h en 11h55'27''. Ma mère est là
mais s'écarte pour ne pas passer la ligne. Elle aurait
pu, même sans dossard. J'ai quand même pu lui
offrir deux p'tites fleurs des champs cueillies sur le bord
du chemin. Je me rattraperai l'an prochain, ici-même,
et sur tous les tableaux. Promis.
Epilogue
Passé la ligne d'arrivée, je "fonce"
au stand d'ostéopathes car les masseurs ne sont déjà
plus là. Les ostéopathes font malheureusement
passer leur dernière coureuse avant de partir. Je n'insiste
pas car ils ont dû pas mal bosser pendant ces 12 heures.
Deux charmantes dames me félicitent en
repérant que j'avais fini les douze heures. On discute
et je les remercie, un peu gêné. J'hésite
entre partir tout de suite et attendre la remise des coupes.
Je sais que malheureusement je ne pourrai pas parler à
Papy Turoom, absorbé par son rôle d'animateur.
Par contre, la moindre des politesses, pour le remercier ainsi
que les bénévoles, c'est de ne pas leur imposer
un podium avec seulement deux coureurs. C'est pas terrible,
ça.
Je
reçois ma coupe, super gêné, mais je crois
que je pourrai m'habituer ! Il m'en faudrait quelques unes
de plus.
Je remercie mes parents. Encore une fois. Encore
une fois. Encore une fois. ça en devient ridicule.
Je repense aux bénévoles et aux
coureurs d'aujourd'hui, surtout les lents, les opiniâtres.
Je pense à cette femme vétéran 3 qui
m'a impressionné la première fois que je l'ai
doublée et toutes les autres. Elle m'a aussi impressionné
par sa fraîcheur à l'arrivée.
Et bien sûr, les premiers, les vétérans :
des princes de la route.
Le lendemain de la course, impossible de marcher.
Le surlendemain, ça va mieux. Au bout de deux jours,
la douleur au tendon d'Achille a quasiment disparu. Reste
quelques courbatures sans importances, il me semble...
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