Je suis né le 12 avril
1963 à Lyon. Aujourd'hui, j'habite à Paris. Je
suis photographe professionnel. D'aussi loin que je me souvienne,
j'ai toujours couru...
UFO - Comment et pourquoi
as-tu commencé à courir ?
Jamel Balhi - J'ai commencé à
courir pour fuir. Courir pour partir. Fuir la société,
fuir les choses quine me plaisaient pas, fuir l'ennui. Aller
vers lesoleil, aller vers les gens sympathiques. Dans lemême
état d'esprit que tu as quand tu pars en vacances.
T'as envie de partir. Moi j'ai eu envie departir. Prendre
des vacances éternelles. Mais c'était surtout
par refus dela société, d'une forme de société
qui poussait à consommer, à vivre comme des
cons, suivre des modes à la con. Il y avait le désir
d'Asie aussi, le désir d'aller en Asie.
C'était le trip "baba
cool" ?
Oui. La culture hippie. C'était un idéal
de vie.
Quand as-tu commencé à
courir ?
J'ai toujours couru. Je n'ai jamais été
canalisé dans une compétition. Je partais en
courant à l'école. Je traversais les rues en
courant. Dès 7, 8 ans, et en fait aussi loin que je
me souvienne. Après il y a eu la compétition
et comme j'étais trop marginal pour en faire
Tu as donc décidé
de partir en voyage
Je voulais partir voir un copain en Chine, à
Shangaï, qui mavait invité à boire une
tasse de thé chez lui. Avant j'avais déjà
voyagé un petit peu, en courant. Mais tout a démarré
de ce voyage à Shangaï.
C'était en quelle année ?
J'ai eu l'idée en 1985 et je suis parti en 1987.
Avant cela je me suis testé en allant à Istanbul
en courant, puis à Amsterdam. J'ai également
fait des tas de petites virées. Au moment de partir
en Asie, je n'étais pas disposé à le
faire, alors j'ai fait des petits voyages et décidé
de partir à Istanbul un an avant, pendant l'été
1986.
Tu n'as pas eu de modèle,
mais peut-être que c'est un livre en particulier qui
t'a marqué ?
J'ai toujours aimé les romans qui racontent
des exodes, des histoires de mecs enfermés en prison,
la littérature de voyage dans le style hippie des années
70. Mais Kerouac, Ginsberg, la beat generetion, ça
me gonfle un peu. Les Américains
me gonflent un peu. Finalement, Kerouac, avec le recul, tu
te dis que c'était un phénomène de masse.
A l'époque, dans les années 50, t'avais une
poignée de mecs un peu délurés comme
lui, Burroughs, Ginsberg, etc. Ils ont mis sur pied un mouvement
qui aurait pu être n'importe quoi. Les gens auraient
adhéré parce que ces mecs-là présentent
bien, ils savent vendre. Même si "Sur
la route" est un hymne à la liberté,
ça n'est plus valable aujourd'hui. Ce sont des histoires
de beuveries et je ne pense pas que les hippies pourraient
se reconnaître dans le "beat".
Tu dis que les américains
te "gonflent" un peu, pourtant tu viens de traverser
leur pays du nord au sud
Je ne suis pas anti-américain mais je n'aime
pas cet expansionnisme que je trouve vraiment envahissant.
On n'a pas le choix. Mais je désirais mieux les connaître.
Ton film préféré
est Américain, non ?
Oui, c'est Midnight Express.
Pendant qu'on y est... quel est ton
groupe préféré ?
Pink Floyd, mais aussi des musiciens comme Bob Dylan.
Revenons à tes premiers voyages.
Istanbul, c'était l'influence de Midnight Express ?
Non pas forcément. Midnight Express, c'est un
peu aussi le trip hippie des années 60-70. C'est pas
Midnight Express qui m'a fait courir
Je voulais courir
en Europe avant de connaître l'Asie. Je cherchais une
destination à peu près équivalente à
deux ou trois mois de course. Des grandes vacances. Je passais
mon bac à l'époque.
Dans quel état esprit es-tu
parti lorsque tu es allé à Amsterdam, puis Istanbul ?
Quand je suis parti à Amsterdam, j'étais
très bien physiquement et je savais, en ce qui me concernait
il s'agissait juste d'une répétition d'efforts,
un corps qui changeait. Le plus difficile pour moi
était de me débrouiller avec l'inconnu. La course
à pied ne posait pas de problème. Physiquement,
ça va. C'est plus une question de "temps"
de course
Entre le 60e et le 80e km, la différence
n'est pas physique, elle est mentale. Il faut être capable
de supporter deux heures de plus sur le macadam. C'est tout.
Quelle a été ta première
course ?
J'avais 16 ans, c'était Saint-Etienne - Lyon.
Une grande classique de 60 bornes qui a lieu tous les ans
en décembre et qui réunit chaque année
plusieurs milliers de coureurs. C'était en 1979, la
première fois que je courais avec un dossard. J'ai
terminé !
Tu avais quel entraînement ?
Que dalle. Treize mètres cinquante. Treize mètres
cinquante, de la porte d''entrée de l'appartement où
je vivais à Lyon jusqu'à la cheminée.
Il y avait treize mètres cinquante. Je me suis amusé
à courir jusqu'à la cheminée pour savoir
si j'étais apte à m'inscrire aux 60 kilomètres.
Quand je suis arrivé à la cheminée, je
me suis dit "ça a l'air ok ".
Tu courais en club ?
Je courais au naturel. Je suis licencié en ce
moment au club de Tremblay-en-France, parce que j'y ai des
bons amis. J'ai pas besoin d'être catalogué coureur
à pied pour courir. Je n'aime pas l'afficher.
Quels sont tes temps de référence ?
Mon dernier temps de référence sur marathon
ça fait plus de dix ans
ça doit être
2h25 ou 2h27
et sur 100 bornes
7 heures et
je ne sais pas.
J'ai d'ailleurs peut-être un défaut, c'est que
je n'ai pas la hargne de gagner. Je m'en fous complètement.
Je fais mon truc, je cours naturellement, par rapport à
moi.
Pour faire 2h25 au marathon, tu as
bien suivi un entraînement
Oui mais j'avais des prédispositions. Quand
je cours avec mon sac à dos je fais du 12 ou 13 km/h
et quand je rentre, j'ai besoin de faire du fractionné,
de la piste, des 400m, des 1000m en répétition.
J'y allais surtout au feeling.
Combien d'ultras tu as terminés ?
Je serais incapable de te dire ça par exemple.
Comment est-ce que tu te positionnes
par rapport aux autres coureurs d'ultras ?
On est de la même famille. J'ai fait trois fois
le marathon des Sables, en 1992, 1993 et 1995. Il y a une
étape de 70 bornes, qui est l'épreuve reine
du marathon. En 95, j'ai fini premier devant le champion russe
des 100 km. Ce jour-là, c'était le mien. D'ailleurs,
on m'attendait au tournant. On me connaît dans le milieu
pour faire mes trucs en solitaire. Une autre anecdote
C'était en 1996, peu après mon départ
pour relier les villes saintes en courant, j'étais
à l'auberge de jeunesse d'Angoulême, avec très
peu de monde. Il y avait un coureur à pied qui passait
là, avec toute une équipe, un kiné, un
diététicien, un nutritionniste, etc. C'était
un coureur très connu, un mec bon, qui a des références,
des titres, des médailles. Il me connaissait. On se
croise à l'auberge de jeunesse. Son docteur n'était
pas très content parce que les pommeaux de douches
ne pouvaient pas se détacher. Moi je partais pour presque
20 000 km de course à pied. J'arrivais de Paris,
j'étais parti depuis quelques jours. On a sympathisé
mais sans plus. Il savait exactement ce que j'étais
en train de faire mais il ne m'a posé aucune question.
Il ne m'ont pas invité à venir avec eux au resto.
Moi je n'étais rien là-dedans. On m'a complètement
ignoré et pourtant ils savaient bien ce que je faisais.
Donc tu te sens de la même
famille dans l'esprit mais quand même assez loin d'eux
dans la réalité
Oui. Je me sens de la même famille parce que
j'utilise mes deux jambes pour avancer.
Comment
est-ce que tu calcules tes distances quand tu cours ?
Avec les cartes routières. En ce moment, je
cours beaucoup au Parc des Buttes-Chaumont, à Paris,
mais jamais plus de 20 km. Pour les distances supérieures,
je vais plutôt avoir tendance à relier deux villes
Est-ce que les gens te reconnaissent
lorsque tu cours dans le parc ?
Oui, souvent. Il s'agit en général de
joggers. Il ne veulent pas me déranger. Il y a ceux
qui me disent juste bonjour et ceux qui ne me disent rien
parce qu'ils sont gênés. Je suis pas Yannick
Noah non plus
A mon niveau c'est vivable.
Ce que tu aimes dans ton mode de
vie, c'est surtout te distinguer ? Ne pas faire comme
les autres ?
Oui, j'ai toujours ce désir de ne pas suivre
les autres. Si on fait quelque chose, je n'ai pas forcément
envie de faire le contraire mais j'ai envie de faire différemment.
Faire le contraire, c'est déjà une manière
de conditionner ses choix.
Plus anecdotique, comment fais-tu
pour changer de chaussures quand tu te retrouves au Tibet
et que ta paire est HS ?
Nike France me suit dans toutes mes courses. Ils m'ont
toujours épaulé et m'envoient des chaussures
en poste restante. Les pompes, c'est pas tellement un problème.
Il m'est arrivé de ne pas en avoir, de ne pas pouvoir
en recevoir
on prend n'importe quoi. Avec une paire,
je fais entre 2 000 et 2 500 kilomètres.
Quand il fait chaud, quand il fait 40 degrés, le macadam
est brûlant et cela use davantage la semelle extérieure.
Les pistes aussi usent beaucoup les chaussures, plus que les
routes classiques.
Quelle
est ta surface préférée ?
La route. Les grands axes. C'est mon univers. Ce qui
a influencé mon choix vers la course à pied
longue distance, c'est la route. C'est ce que j'aime. Elle
unit tous les hommes. J'aime l'univers de la route, les camions,
les odeurs d'essence, les stations service
Tu ne peux pas partir sans ton café
le matin. Est-ce que tu prends les précautions habituelles
chez les coureurs à pied : étirements, échauffement,
etc. ?
Je pars comme un chat. Je pars lentement. Mon réveil
musculaire se fait dans les premiers kilomètres. Je
ne m'étire pas. Je suis complètement raide mais
j'ai le gabarit qu'il faut pour courir. Je peux pas lever
la jambe mais tant pis, je n'en ai pas besoin. J'ai laissé
faire les choses naturellement. Faire des étirements,
c'est bien mais il faudrait que je fasse ça tout le
temps. Ça n'a pas de sens de faire une séance
d'étirements par semaine, du moins en ce qui me concerne.
Soit je le fais tous les jours, soit je le fais pas. J'ai
choisi de pas le faire.
Tu as un rituel particulier avant
de partir ?
Un café, deux, trois cafés avant de partir.
Je ne mange quasiment rien avant onze heures ou midi. Après
vingt bornes, je commence à manger quelque chose. Même
quand je fais marathon ou une compétition, je ne mange
rien le matin.
Tu me disais que tu n'avais pas spécialement
besoin de phases de récupération, que tu avais
surtout, assez rarement, des coups de pompe dus au manque
d'énergie, voire à la malnutrition. Pendant
tes voyages, est-ce qu'il y a des moments où tu t'es
dit qu'il fallait que tu coupes parce que sinon ça
allait mal aller ?
Non, ça n'est pas tellement physiquement. C'est
plutôt le ras-le-bol, parfois. C'est mental. Les campagnes
aussi. C'est dur de vivre dans les campagnes. C'est répétitif.
Surtout dans les pays monoculture où l'on va trouver
un seul régime politique, une seule religion, un seul
plat culinaire, une seule langue
Tu rencontres des gens
qui finalement se ressemblent tous.
De ce point de vue, quel pays a été
particulièrement difficile ?
La Chine. Les gens n'étaient pas faciles. Ils
se ressemblent tous. Pas physiquement, mais ils sont hostiles,
pas hospitaliers. Il y a eux d'un côté et l'étranger
de l'autre. Quand tu es là-bas on te le fait toujours
ressentir. J'ai passé un an dans le pays et je n'ai
eu que très peu de bonnes expériences. Le soir,
dans un pays comme ça, tu vas plutôt à
l'hôtel que chez l'habitant.
L'hôtel
justement, comment
te finances-tu ? On ne voit pas de sponsor sur tes photos
Je fais beaucoup de conférences, des projections.
En ce moment je bouge beaucoup.
Je m'y rends en train, avec des boîtes de diapos et
des bouquins. Je me fais connaître par le bouche à
oreille. Je présente l'ensemble de mes voyages avec
les photos. Des gamins de tous les âges sont vraiment
attentifs. Je crois que les profs ont compris cela. Ce sont
souvent les mêmes personnes que je retrouve après
chaque voyage. Des gens me suivent régulièrement.
Ce sont des fans ? Comment expliques-tu
l'admiration que tu peux susciter chez les gens ?
Je n'ai pas de fan club mais je suis très content,
je colporte quelque chose de positif. Je colporte quelque
chose, sans doute, d'extraordinaire, mais cela correspond
à mon ordinaire à moi. Et puis, on vit une époque
où tout est compliqué et où on attend
le compliqué. Tout évolue très vite et
tout est formaté pour gagner de l'argent, ce qui n'est
pas mon cas. Je ne cours pas après l'argent et, si
tu regardes aujourd'hui, tout ce qu'on nous fait aimer, tout
ce qui fonctionne, tout ce qui est positif, c'est pour gagner
de l'argent.
C'est quelque chose qui te gêne ?
C'est quelque chose que je fuis. Je vais vers les choses
gratuites et simples. Le problème c'est que les gens
ont des rêves. Moi je n'ai pas de rêve, je ne
les vis pas, je vis, tout court. Je n'ai pas de rêve
sauf quand je dors. J'ai des ambitions, j'ai des projets concrets
mais ce n'est pas du rêve.
Une autre énigme concerne
ton sac à dos. Que contient-il ?
Mon matériel photo, un pantalon, un pull léger
et un petit vêtement pour la pluie.
Tu rencontres pourtant des températures
extrêmes. Comment fais-tu ?
Cela me suffit car je choisis mes saisons. Pour mon
dernier voyage, la traversée du continent américain
du nord au sud, je suis parti d'Anchorage en Alaska. C'était
le printemps et il faisait 10 ou 15 degrés dans la
journée. A contrario, on peut aussi avoir très
chaud. Le maximum que j'ai connu, c'était 58 degrés,
dans le désert du Taklamakan en Chine occidentale,
sur la route de la soie. J'ai beaucoup marché.
Est-ce que tu t'es déjà
senti en danger dans des situations comme celle là ?
Non. J'emprunte les routes et je trouve toujours un
camion à arrêter. Il suffit de montrer la gourde.
Au Tibet, ils te donnent de l'alcool d'orge. Sinon, en Chine,
il y en a pas mal qui donnent de la bière. Les chauffeurs
donnent un peu ce qu'ils boivent au volant.
Ça hydrate pas trop ça
et c'est diurétique
Il y a toujours un peu d'eau quand même
Est-ce qu'il t'est arrivé,
au cours de tes voyages, te rencontrer des peuplades pour
lesquelles la course à pied représentait un
acte naturel ?
Non. Je quitte peu la route donc je ne suis pas vraiment
amené à aller au fin fond du pays ni dans les
coins très retirés ou les pistes. J'ai un point
de vue du pays depuis la route. Qui dit route dit "passage"
et "civilisation".
Penses-tu au jour où tu vas
devoir arrêter de courir ?
Non. Un jour pour moi c'est aujourd'hui. On m'a posé
cette question il y a dix ans. Je pousse pas la machine, je
me pousse pas comme un fou.
Ton prochain projet ?
Je pars début avril sur la nationale 7. Le temps
de finir mon livre en cours.
Est-ce que tu as une devise, un credo
qui te guide ?
"Un inconnu est un
ami qu'on n'a pas encore rencontré." J'étais
dans un bar au Danemark, il pleuvait, je venais de finir une
étape et je ne savais pas trop où dormir. Je
restais là, je socialisais avec les gens qui étaient
là. C'était un petit village. Je commande une
bière, je sympathise avec mon voisin de comptoir et
il me propose de venir dormir une nuit chez lui. Je lui demande
alors pourquoi et il me répond que pour lui un inconnu
était un ami qu'il n'avait pas encore rencontré.
J'ai gardé cette phrase en tête. J'ai besoin
qu'on me dise ça sur la route pour être bien.
Tu parles beaucoup de tes rencontres
et peut de course à pied dans tes livres. C'est parfois
un peu frustrant
Et pourtant, c'est la course à pied qui m'a
emmené partout où je suis allé.
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