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Les pieds dans le park
English VersionCentral Park, New York, est le passage obligé du marathon le plus célèbre du monde et la Mecque des joggers. Alberto Arroyo, 82 ans, est leur homo sapiens. A la fois ancêtre et visionnaire. L'élocution lente, difficile, n'enlève rien à l'acuité du regard, ni à la vivacité d'esprit du vieil homme. Malgré ses cheveux blancs, il n'a plus vraiment de souci à se faire. Non pas qu'il soit riche, mais plus important à ses yeux : il est populaire.

Texte : Aïcha Bahcelioglu.
Photos : Aïcha Bahcelioglu et Philippe Giovanelli.


Pour les Newyorkais, Alberto Arroyo, 82 ans, est l'inventeur de leur drogue, le jogging à Central Park. Ici, tout le monde court ; blanc, noir, obèse, vieillard, enfant, ménagère de 50 ans, et même parents promenant leur enfant dans une poussette... Plus qu'un sport, c'est l'expression de l'effort et du dépassement de soi. Alors, comment devient on une légende en courant autour du Réservoir ? En étant le premier.

Soixante ans plus tôt, Alberto était le seul à le faire. Son patron le prenait pour un fou, ses collègues de bureau le regardaient de travers. "Je n'étais pas très aimé", concède t-il. "Pendant qu'ils fumaient des cigares au déjeuner, j'allais courir. Après ils se plaignaient d'aller mal !" Il faut dire qu'Alberto fait peu de choses comme tout le monde. En dépit d'une devise aux accents volontaristes bien américains, "un corps sain dans un esprit sain", il rejette en bloc le matérialisme ambiant et débridé : "A New York les gens ne pensent qu'à l'argent, la quantité. Lorsqu'on m'interviewe, on veut savoir combien de kilomètres j'ai couru dans ma vie, par jour, que sais-je...Moi, je m'en fous. Ce qui m'intéresse, c'est de vivre en accord avec la nature, courir pour me faire plaisir. J'ai passé l'âge de réaliser des performances. Le plus important est de se sentir rempli spirituellement."

Ce vétéran au visage buriné de conquistador n'est donc pas un papy comme les autres. Né en 1916 à Porto Rico, l'enfant d'Aguadillo se souvient de ses parents : "Mon père ne cessait de me répéter : ne vole pas, ne porte pas d'arme ;  ma mère me disait de faire le bien avec tout le monde." Il ajoute : "mes parents étaient des saints", puis concède dans un sourire : "Je viens d'une famille très religieuse." Enfant de choeur le dimanche, il traine en semaine au Palais de Justice avec les copains. Ils assistent aux procès, entendent parler de vols et de meurtres : "On avait pas la télévision vous savez, et puis ça m'a appris la vie." La sienne bascule en 1935 : Alberto plaque tout, part pour l'Europe, tente de retrouver une jeune allemande, rencontrée sur la plage.  "Je l'ai fait par amour." Il le répète, à plusieurs reprises, puis poursuit : "En plus, j'étais fauché." Il a le coeur et la déraison de ses 20 ans. A l'époque, où les immigrants partent de l'Europe vers l’ Amérique, il réalise qu'il fait "exactement le contraire de tout le monde". Déjà.

L'aventure débute par l'Espagne, clandestinement, puis découvert, il évite de justesse la prison grâce à l'indulgence du juge. Mais le pire reste à venir : sans permis de travail, impossible de dénicher un emploi, même pas le moindre petit boulot. Commencent les journées au pain sec et aux sardines à l'huile. Quelques kilos en moins et six mois plus tard, affamé, il embarque sur un bateau américain et se résigne à quitter Barcelone : "Deux heures après mon départ, j'apprend par la radio que la guerre civile a éclaté en Espagne." Aujourd'hui encore, le vieil homme rit de la bonne blague du destin. Derrière ce sourire, on peut lire la satisfaction d'avoir lié sa vie "d'homme simple ayant fait voeu de pauvreté" à la grande Histoire. Un mélange à la fois de pureté et de vanité, comme seul les enfants savent l'être, de manière charmante et désarmante. "Je suis fier de mon parcours. Même si je ne sors pas d'une grande école, j'ai lutté pour survivre."

Aujourd'hui, imité par des centaines de milliers de coureurs, Alberto est "Roi de Central Park" ; titre décernée par la presse américaine, prompte à transformer les destins atypiques en scénarios télés. Roi sans couronne certes, mais dont le buste trône au musée de la ville de New York. Il s'ennorgueillit d'avoir reçu une lettre de Bill Clinton, "je l'ai même rencontré", précise t-il.

En 1970, à 55 ans, il participe au premier marathon de New York, "par hasard, après avoir croisé un homme portant un dossard". Il raconte volontiers les premières années, modestes, du marathon aujourd’hui le plus convoité au monde. Quelques coureurs écoutent, venus saluer leur héros local. Très local. Assis toute la journée sur un banc, à côté du Réservoir, il attend.  Régulièrement, une connaissance s'arrête pour lui serrer la main, ou lui demander conseil. Souvent, il détaille "son" histoire aux touristes intrigués. Un récit largement repris par une série d'articles épinglés sur le mur du Réservoir, juste en face de "son" banc, devenu son bureau. Une association de parents d'élèves a même organisé une rencontre entre le vieil homme et les enfants. Jackie Kennedy-Onassis, le Maire de New York, et bien sûr Dustin Hoffman, "Marathon Man" himself, ont tenu à le rencontrer. "Only in America", comme ils disent.    

Mais depuis 1996, Alberto ne court plus. Une douleur au genou le contraint à boiter. Peu importe. Tous les matins, celui qu'on surnomme également "le Maire de Central Park" accomplit obstinément son rituel : une heure de marche autour du Réservoir, la sueur au front. Pas d'héroïsme spectaculaire, juste une foi, un entêtement à poursuivre le chemin qu'il s'est tracé. Comme toujours.

Pourtant, la gloire d'Alberto appartient au passé : précurseur d'un phénomène de mode, à présent d'une telle banalité qu'elle renvoie notre vieux bonhomme aux temps jadis. C'est déjà de l'histoire ancienne. Alberto n'y pense même pas : "Je suis un homme heureux. Je n'ai pas besoin de grand chose. Et je suis toujours vivant."

Le 25 août 1998.

 
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