Pour
les Newyorkais, Alberto Arroyo, 82 ans, est l'inventeur de
leur drogue, le jogging à Central Park. Ici, tout le monde
court ; blanc, noir, obèse, vieillard, enfant, ménagère de
50 ans, et même parents promenant leur enfant dans une poussette...
Plus qu'un sport, c'est l'expression de l'effort et du dépassement
de soi. Alors, comment devient on une légende en courant autour
du Réservoir ? En étant le premier.
Soixante
ans plus tôt, Alberto était le seul à le faire. Son patron
le prenait pour un fou, ses collègues de bureau le regardaient
de travers. "Je n'étais pas très aimé", concède
t-il. "Pendant qu'ils fumaient des cigares au déjeuner,
j'allais courir. Après ils se plaignaient d'aller mal !"
Il faut dire qu'Alberto fait peu de choses comme tout le monde.
En dépit d'une devise aux accents volontaristes bien américains,
"un corps sain dans un esprit sain", il rejette
en bloc le matérialisme ambiant et débridé : "A
New York les gens ne pensent qu'à l'argent, la quantité. Lorsqu'on
m'interviewe, on veut savoir combien de kilomètres
j'ai couru dans ma vie, par jour, que sais-je...Moi, je m'en
fous. Ce qui m'intéresse, c'est de vivre en accord avec la
nature, courir pour me faire plaisir. J'ai passé l'âge de
réaliser des performances. Le plus important est de se sentir
rempli spirituellement."
Ce
vétéran au visage buriné de conquistador n'est donc pas un
papy comme les autres. Né en 1916 à Porto Rico, l'enfant d'Aguadillo
se souvient de ses parents : "Mon père ne cessait
de me répéter : ne vole pas, ne porte pas d'arme ; ma mère me disait de faire le bien avec tout le monde."
Il ajoute : "mes parents étaient
des saints", puis concède dans un sourire : "Je
viens d'une famille très religieuse." Enfant de choeur
le dimanche, il traine en semaine au Palais de Justice avec
les copains. Ils assistent aux procès, entendent parler de
vols et de meurtres : "On avait pas la télévision
vous savez, et puis ça m'a appris la vie." La sienne
bascule en 1935 : Alberto plaque tout, part pour l'Europe,
tente de retrouver une jeune allemande, rencontrée sur la
plage. "Je
l'ai fait par amour." Il le répète, à plusieurs reprises,
puis poursuit : "En plus, j'étais fauché."
Il a le coeur et la déraison de ses 20 ans. A l'époque, où
les immigrants partent de l'Europe vers l’ Amérique, il réalise
qu'il fait "exactement le contraire de tout le monde".
Déjà.
L'aventure
débute par l'Espagne, clandestinement, puis découvert, il
évite de justesse la prison grâce à l'indulgence du juge.
Mais le pire reste à venir : sans permis de travail, impossible
de dénicher
un emploi, même pas le moindre petit boulot. Commencent les
journées au pain sec et
aux sardines à l'huile. Quelques kilos en moins et six mois
plus tard, affamé, il embarque sur
un bateau américain et se résigne à quitter Barcelone : "Deux
heures après mon départ, j'apprend
par la radio que la guerre civile a éclaté en Espagne."
Aujourd'hui encore, le vieil homme rit de la bonne blague
du destin. Derrière ce sourire, on peut lire la satisfaction
d'avoir lié sa vie "d'homme simple ayant fait voeu
de pauvreté" à la grande Histoire. Un mélange à la
fois de pureté et de vanité, comme seul les enfants savent
l'être, de manière charmante et désarmante. "Je suis
fier de mon parcours. Même si je ne sors pas d'une grande
école, j'ai lutté pour survivre."
Aujourd'hui,
imité par des centaines de milliers de coureurs, Alberto est
"Roi de Central Park" ; titre décernée par la presse
américaine, prompte à transformer
les destins atypiques en scénarios télés. Roi sans couronne
certes, mais dont le buste
trône au musée de la ville de
New York. Il s'ennorgueillit d'avoir reçu une lettre de Bill
Clinton, "je l'ai même rencontré", précise
t-il.
En
1970, à 55 ans, il participe au premier marathon de New York,
"par hasard, après avoir croisé un homme portant un
dossard". Il raconte volontiers les premières années,
modestes, du marathon aujourd’hui le plus convoité au monde.
Quelques coureurs écoutent, venus saluer leur héros local.
Très local. Assis toute la journée sur un banc, à côté du
Réservoir, il attend. Régulièrement,
une connaissance s'arrête pour lui serrer la main, ou lui
demander conseil. Souvent, il détaille "son" histoire
aux touristes intrigués. Un récit largement repris par une
série d'articles épinglés sur le mur du Réservoir, juste en
face de "son" banc, devenu son bureau. Une association
de parents d'élèves a même organisé une rencontre entre le
vieil homme et les enfants. Jackie Kennedy-Onassis, le Maire
de New York, et bien sûr Dustin Hoffman, "Marathon Man"
himself, ont tenu à le rencontrer. "Only in America",
comme ils disent.
Mais
depuis 1996, Alberto ne court plus. Une douleur au genou le
contraint à boiter. Peu importe. Tous les matins, celui qu'on
surnomme également "le Maire de Central Park" accomplit
obstinément son rituel : une heure de marche autour du Réservoir,
la sueur au front. Pas d'héroïsme spectaculaire, juste une
foi, un entêtement à poursuivre le chemin qu'il s'est tracé.
Comme toujours.
Pourtant,
la gloire d'Alberto appartient au passé : précurseur d'un
phénomène de mode, à présent d'une telle banalité qu'elle
renvoie notre vieux bonhomme aux temps jadis. C'est déjà de
l'histoire ancienne. Alberto n'y pense même pas : "Je
suis un homme heureux. Je n'ai pas besoin de grand chose.
Et je suis toujours vivant."
Le
25 août 1998.
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