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Dimanche 21 juillet 2002, 9 heures du matin,
Thiézac, Cantal. Dans le matin mouillé par l'orage
de la nuit, je viens de partir une nouvelle fois dans l'aventure
partagée d'une course nature : le Trail des Puys.
Environ 80 coureurs sont engagés sur le "23 km"
et 30 sur le "48 km". Pour la grande course, que
j'ai évidemment choisie, il n'y a que trois points
de ravitaillement en eau. C'est sévère. D'autant
que les longueurs de course annoncées sont "topo",
c'est-à-dire faites directement sur carte, sans tenir
compte des dénivelés.
Après
un départ triomphal (en passant sous un arc gonflable)
et un peu de route plate, c'est la première montée
raide dans les rues du village. Tout le monde court. Dans
trois heures, les mêmes graviront la même pente
en marchant. Un bout de chemin de campagne et c'est un sentier
étroit qui serpente en suivant la rivière. Avant
que je n'aie eu le temps d'y réfléchir, un appui
incertain sur une racine humide provoque ma chute sur le flanc.
J'inaugure cette course avec une belle douleur mais je m'en
tire beaucoup mieux que le jeune qui revient en arrière
une jambe raide et la cheville hors d'usage.
La finesse du stentor de la Cère
Un petit homme au visage mince s'inquiète
de ma santé. Casquette verte, short bleu, un zeste
du joli accent chantant local. On papote. L'homme ne m'a pas
donné son nom, je l'appelle donc Thiézac. Ce
qui lui convient puisqu'il ne rectifie pas. Il est né
il y a déjà un moment à Thiézac
et il connaît tous les chemins du coin, ainsi que leurs
pièges cachés. Il court le 23 km pour la promenade
(il va pourtant vite).
Nous buttons sur une troupe de coureurs arrêtés.
On nous dit qu'il n'y a plus de ruban rouge balisant le chemin.
"Quelle importance ?
déclare Thiézac. Il
faut suivre la Cère [la rivière, ndlr]
jusqu'à Vic sur ce chemin. Il n'y en a pas d'autre."
Les gens hésitent et suivent à contre cur.
L'homme avait raison, les rubans réapparaissent un
kilomètre plus loin. Merci Thiézac.
A un embranchement, alors que le balisage est
visible de loin sur le chemin de gauche, la belle jeune femme
vêtue en noir que mon groupe suit depuis quelques kilomètres,
prend le chemin de droite qui s'enfonce un peu plus loin dans
un bosquet. Un cur de voix mâles éclate
"à gauche, c'est
à gauche !". La championne (c'est
elle qui a gagné le 23 km) s'entête dans sa course
vers le bosquet en dépit des appels de plus en plus
forts en particulier ceux de mon voisin. Courant depuis longtemps
avec des dames, j'ai compris que c'est un discret arrêt-pipi.
Je le dis à notre homme. Toute la vallée résonne
alors d'un tonitruant "Gueulez
pas les gars. Elle va pisser." Raffiné
le stentor de la Cère.
La montée de Vic-sur-Cère
Qu'il est joli ce petit bourg auvergnat sous
le ciel bleu lavé par la pluie. Maisons aux murs de
pierres grises jointoyées de blancs, aux volets clairs
et aux toits de loses gris
bleu, rues tortueuses et montantes bordées de bégonias.
La ruelle qu'on remonte se prolonge par une sente de terre
noire et grasse. On enjambe un ruisseau et c'est la rude montée
dans une forêt sombre. La piste de terre est étroite.
Tous les cinq pas des pierres empilées font de mauvais
escaliers. Il faut marcher tantôt les bras ballant,
tantôt les mains appuyant sur les genoux. Le souffle
court, le cur battant la chamade, je suis trempé
dans mon cuissard et mon maillot " spécial respirant
" devenus pour l'occasion des éponges gorgées
d'humidité.
Devant, Thiézac et son groupe sont à
10 pas que je ne peux combler. Quinze minutes, trente minutes,
quarante cinq minutes passent. C'est long et difficile. Nous
sortons de la forêt pour attaquer les pentes des premiers
alpages auvergnats. Enfin, le premier ravitaillement en eau.
Après 1h30 de course, ma poche à eau était
déjà vide. Le temps de refaire le plein et les
gens du 23 km sont déjà loin. Je continue seul
la montée. Les alpages ont à nouveau cédé
la place à une profonde forêt de hêtres.
A ce stade, nous avons couru quasiment la moitié du
parcours sous les hêtres. Après quelques kilomètres
de montée à l'ombre, sur les feuilles mortes
et la terre humide, la lumière des sommets nous éblouit
: nous avons atteint la longue crête qui s'en va vers
le nord-ouest rejoindre le puy Griou.
Encore voilées par la brume du matin,
loin tout en bas, on devine à gauche la vallée
de Mandailles et à droite la vallée de la Cère
d'où l'on vient. L'herbe est courte, le vent frais
chante aux oreilles, des clarines sonnent un peu plus bas,
les silhouettes bleues des montagnes se chevauchent jusqu'à
l'horizon. Le paradis.
"Avignon"
Je m'arrête quelques instants pour photographier
la vue enchanteresse. Depuis de nombreuses années je
prends des photos dans mes longues courses. Mon nouveau petit
appareil numérique qui m'a permis de prendre une cinquantaine
de clichés pendant la course.
Donc, je prends la photo. Une voix m'interpelle
"des photos j'en ai trop
pris ! Les images je préfère les garder dans
ma tête." L'auteur de cette belle déclaration
c'est "Avignon-le-motard". Pourquoi ce nom ? Parce
que notre homme s'est seulement présenté comme
étant venu d'Avignon en moto. "Avignon" me
raconte qu'il a fait des séjours dans des pays aux
fantastiques paysages, en particulier en Patagonie et en Amazonie.
Qu'il y en a rapporté des milliers de diapositives
qu'il n'est pas sûr d'avoir regardé plus d'une
fois. Ce n'est, évidemment, pas mon avis de photographe
amateur depuis plus de trente ans. La discussion sur l'usage
de la photo et les mérites des différentes techniques
de présentation nous emmène en descendant par
de gras alpages jusqu'au point d'eau qui marque la séparation
des deux courses.
"Avignon" m'annonce qu'il compte
faire le grand parcours en six heures, je pense le faire en
sept. Au revoir. Il mettra six heures et quinze minutes et
se classera deuxième V1. A côté des images
qu'il a dans la tête, notre champion a aussi mis une
pendule.
Perdu !
Au point d'eau, les coureurs du 23 km ayant
plongé vers Thiézac, on peut faire le point
sur le classement du 48. Une dizaine de coureurs se trouvent
quelques dizaines de mètres devant et trois ou quatre
se ravitaillent encore. L'essentiel du peloton est donc encore
bien groupé.
On marche plus souvent qu'on ne court sur le
rude chemin qui remonte vers la crête. La tactique d'un
jeune gars m'intrigue. Il semble calquer son allure, à
la marche comme à la course, sur la mienne, à
la différence près qu'il fait toujours un ou
deux pas de course de plus que moi. Un petit écart
se creuse peu à peu (un mètre par minute environ).
Je le reverrai pourtant.
Une vaste clairière, un buron, puis
à nouveau les grands hêtres. Dans la pénombre
de la forêt, je devine la présence des gens que
je suis à des taches de couleur fugitives. Le tracé
grimpe ensuite très fort dans les feuilles mortes,
je ne vois plus personne devant. Cela m'inquiète plus
que de ne plus voir les rubans rouges du balisage, qui de
fait s'avèrent souvent placés de manière
éparse. J'atteins une crête dégagée.
Il faut se rendre à l'évidence : je suis perdu.
Première règle du trail, dont j'ai souvent eu
l'occasion de vérifier la justesse : ne pas insister
sur un chemin si on doute qu'il s'agit du bon. Demi-tour.
Je dévale le chemin jusqu'à la dernière
chicane
pour constater, à la fois consterné et rassuré,
qu'on devine à 100 m, un peu à droite, un mince
bout de ruban rouge accroché à une brindille.
J'ai perdu 15 minutes et monpeloton dans l'affaire.
Christophe le philosophe
Je reprends donc ma route tout seul sous les
arbres. La côte est raide et le le chemin a disparu.
Je dois inspecter le sous bois tous les cinquante pas pour
chercher ce maudit ruban. Vraiment pas super le balisage dans
ce coin.
Un éclat de couleur orangée devant
: un homme grimpe la pente. La couleur c'est celle des deux
bouteilles de son porte bidon. Fatigué de chercher
mon chemin seul, je force l'allure pour le rattraper. Il s'appelle
Christophe. Il est d'abord venu pour la balade. Il nous reste
à parcourir environ 40 km "réels"
que nous ferons ensemble ou jamais à plus de deux cents
pas l'un de l'autre. Christophe souhaite devenir guide accompagnateur
dans le parc des volcans. Après quelques heures de
course, je me permets de déclarer qu'il en a l'esprit
et les moyens physiques.
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