Page
1/2 - > page
suivante
"C'est bizarre
d'aller courir au milieu de la nuit..." Ma chère
et tendre vient à peine d'éteindre la télé,
il est 1h40 du matin. Je me lève. Elle se couche. J'ai
dormi quatre heures et je n'ai plus sommeil. Depuis des mois,
j'avais prévu de courir une bonne centaine de kilomètres
le long du Canal de l'Ourcq. Un aller-retour qui débute
presque en bas de chez moi. Chez moi, c'est Paris et même
si cette ville est un peu l'enfer du coureur à pied,
j'ai appris à en connaître les ressources cachées.
En ce 21 avril 2002, jour des élections, je vais en
découvrir une nouvelle facette.
Changement de programme de dernière
minute !
Cette sortie sur mes terres d'entraînement,
je l'avais donc programmée depuis des mois. Objectif :
remonter le Canal le plus loin possible, tracer ma voie en
courant sur les chemins de halage. Direction Amsterdam !
Pourtant, l'avant-veille un contre-temps personnel me contraint
de réserver mon dimanche à autre chose. Le soir
précédent la
sortie, je sais que je dois être sur le pont à
9h et disponible toute la journée. Que faire ?
Je songe tout d'abord à une sortie longue
classique. Comme chaque dimanche, je me lèverais bien
sagement vers 5 heures. Comme chaque dimanche, je courrais
entre 2h30 et 3h. Et comme chaque dimanche, je rapporterais
des pains au chocolat tout chauds. A part les pains au chocolat,
je pense de plus en plus, au fil de ma réflexion, que
je peux tout changer. Je vais changer l'heure de départ.
A 2h25 tapantes, je sors de l'immeuble, encore
un peu engourdi, dans la tiédeur de la nuit. Avec deux
litres d'Isostar dans le dos, une dizaine de barres énergétiques,
une carte routière et un appareil photo compact, je
suis paré pour 6 heures à trottiner, ma frontale
toute neuve sur la tête.
La faune avinée du samedi soir
Les premiers kilomètres, je les connais
par coeur. C'est là que je m'entraîne quotidiennement.
Je descends l'avenue Secrétan. Il fait doux. Paris
est éclairé et quelques noctambules rentrent
se coucher, l'air hagard et peu sûrs de leurs sens émoussés
en me voyant passer. A Jaurès, premier kilomètre,
j'arrive sur le quai du Canal. La ville va s'effacer petit
à petit, d'abord désertée par tout être
humain, pour ensuite céder la place à des entrepôts,
puis à des entrepôts désaffectés.
Sur ces premiers 5 kilomètres, je cours avec un soupçon
d'inquiétude, pas trop rassuré par l'insécurité
dont journaux et hommes politiques nous serinent à
tout moment.
Autant je connais bien la faune de l'aube, autant
celle de fin de soirée m'inquiète. Et particulièrement
celle plus ou moins avinée du samedi soir. Je ressens
une violence ambiante qui me pousserait à accélérer.
Bizarrement, je me dis qu'il est trop tôt pour griller
toutes mes réserves de glycogène... A trois
kilomètres, je passe devant le Cabaret Sauvage, à
la Villette, qui est transformé en boîte de nuit.
Pour eux, la soirée bat son plein. Pour moi aussi,
d'une certaine façon, qui progresse à 8 ou 9
km/h. Petites foulées tranquilles. La route est encore
longue.
La nuit m'enveloppe à mesure que
la ville me libère
Je continue et le paysage change. Du parc de
La Villette, j'arrive sur de gros hangars imposants
et sombres qui se posent là comme d'énormes
pavés. Fantasmant sans trop pouvoir contrôler
mes craintes, j'imagine des gens peu recommandables planqués
un peu partout, dans les coins sombres, attendant mon passage
pour me piquer mes barres énergétiques, mes
chaussettes neuves ou que sais-je encore. J'éteins
la frontale et passe moi-même dans l'ombre. L'éclairage
public éclaire suffisamment mon chemin et je préfère
me couler discrètement hors de vue, à la manière
du prédateur, plutôt que d'annoncer ma venue
et devenir une potentielle proie facile.
De toute façon, je suis échauffé
maintenant. Je me sens capable d'accélérer dans
le cas improbable où une bande organisée me
prendrait en chasse, de m'éclipser dans le cas encore
plus improbable où je tomberais par hasard sur des
trafiquants de drogue en train de livrer un gros client. Il
me semble avoir pris toutes les précautions pour ne
pas être vu tant que les environs du Canal restent éclairés.
Je reprends confiance au fil des pas. Puis le
sentiment de peur me quitte peu à peu, alors même
que j'ai l'impression de mieux m'adapter au stress nocturne.
Peu à peu, je pénètre dans un rêve.
La nuit m'enveloppe à mesure que la ville me libère.
J'ai passé Pantin, puis Bondy. J'allume et éteins
ma frontale alternativement selon les portions. Vers le 12e
kilomètre, je suis à hauteur de Livry-Gargan.
|